César MORO
Le surprenant n’est pas qu’en adhérant au surréalisme, à la fin des années 20, à Paris, un jeune péruvien qui arborait le nom de César Moro (adopté à Lima en 1923) se soit mis à écrire des poèmes en français, mais que, revenu aux Amériques en 1933, il ait continué jusqu’à sa mort à tenir le français pour la lingua prima de sa poésie, à l’exception de ces semaines de 1938 où une passion irrépressible lui dicta son seul livre espagnol : La Tortuga Ecuestre (La Tortue Équestre).
Dans le cas de Moro, la Poésie aura été, très spécialement, la bouteille à la mer. L’unique nécessaire qu’il s’était voué à servir, sans rien en attendre en retour. Non qu’il refusât de publier, mais il laissait la chose à l’occasion, et d’un bout à l’autre l’occasion lui fut chiche. De sorte que, lorsqu’il mourut, à Lima, en sa cinquante-troisième année, il n’avait publié que cinq ou six poèmes de La Tortuga dans des revues entre Mexico et Buenos Aires, et de la masse de son œuvre française, juste un recueil : Le Château de Grisou et deux plaquettes : Lettre d’Amour et Trafalgar Square, dans de tout petits tirages à compte d’auteur. Comment aurions-nous pu être plus qu’une poignée à savoir que disparaissait un des plus purs poètes à avoir hanté, avec de grandes intermittences, ce « pays de lumière », à « la figure rugueuse et barbare », comme lui-même avait qualifié le Pérou ? En 1957-1958, une souscription amicale me permit d’éditer, d’une part La Tortuga Ecuestre et le mince reliquat de poèmes en espagnol ; de l’autre, le dernier recueil français : Amour à mort, avec tout ce que je retrouvai de textes épars de la période 1948-1955, celle où j’avais personnellement connu Moro, et qui correspondait à la dernière étape de sa création. Un tiers de siècle a couru, pendant lequel, à travers l’orbe hispanique, le nom de Moro s’est petit à petit imposé, suscitant, en marge de rééditions de La Tortuga, des éditions bilingues d’une partie de plus en plus importante de son œuvre française. En France, en revanche, il reste à peu près inconnu. Mon édition d’Amour à mort n’est guère sortie du cercle des amis.
César Moro, de son vrai nom Alfredo Quíspez Asín, né à Lima (Pérou) le 19 août 1903. Fils d’un médecin d’origine provinciale, le docteur Jesus Quíspez Asín, qui meurt quand il n’a pas encore cinq ans. Pour subvenir à l’éducation de ses quatre fils (le deuxième,Carlos Quizpez-Asín (1900-1983), deviendra l’un des plus grands peintres péruviens et du continent américain du XXe siècle ; alors que le troisième, Alfredo Quíspez Asín deviendra César Moro), la mère, dona Maria Mas Puch, prend quelques pensionnaires, dont une vieille fille au pittoresque saugrenu, Maria Carreno, qui toute sa vie fournira à la mythologie du poète. Autres éléments de son enfance qu’il retenait : le « bestiaire » du Zoologique, dans lequel le promenait son grand-père, un Espagnol qui, après des déboires dans les affaires, en était devenu Directeur.
Puis certains endroits « magiques », comme le vieux Musée national, la fontaine du Parc de Neptune, les « monuments » au naturaliste italien Raimondi ou à l’amiral français Dupetit-Thouars. Il commence à étudier au Collège jésuite de « la Inmmaculada ». N’en supporte pas longtemps la discipline et s’arrange pour qu’on l’expulse. Les seuls cours auxquels il aura prêté attention : les cours de français. Très tôt, il s’est mis à dessiner, à peindre et, quoiqu’à un moindre degré, à écrire.
En 1921, son frère Carlos, de trois ans son aîné, voyage à Madrid avec une bourse de l’Académie San Fernando. Il ne songe, dès lors, lui-même, qu’à partir, mais non pour Madrid, qu’à l’avance il déteste et où jamais il n’ira : pour Paris, qu’il se figure comme la ville de toutes les « ambitions ». Depuis toujours, le « torture » la « question du nom ».
Fin août 1923, en lisant Gomez de la Serna, il achoppe à un personnage à qui « n’arrive que d’avoir un cheval de frise qui gagne le derby de Londres », mais dont le « nom » répond enfin à son tourment : César Moro. Il l’impose à sa famille et à ses amis et entreprend de le légaliser auprès de l’état civil. Deux ans plus tard, il réussit à s’embarquer pour l’Europe. Il imagine s’en tirer en vendant des « dessins » à des « revues ». Il a beau avoir déjà publié deux, trois poèmes, il se tient avant tout pour un « plasticien ». Secondairement, il souhaiterait faire une carrière dans le « ballet ».
En 1926 et en 1927, il entre dans deux Expositions, à Bruxelles et à Paris, avec, pour une bonne part, des œuvres qu’il avait amenées de Lima. Francis de Miomandre loue sa « géométrie fleurie » : des thèmes locaux, mais traités dans un style « neuf, sobre, esthétique », né du « culte » que l’artiste a voué à Picasso. Les difficultés du quotidien le convainquent vite de l’illusion, non seulement de ses rêves de « danseur », mais aussi de son espoir de vivre du travail artistique. Il a commencé la ronde des logis de hasard. S’il continue à peindre, ce sont des aquarelles, d’une grâce de plus en plus singulière, mais de format réduit. Viendra le moment où il restreindra son activité plastique à accompagner son activité poétique, sous l’espèce de collages ou de graphismes dont il couvrira ses cahiers de vers.
C’est en 1928 que, à travers sa cousine Alina de Silva, qui chante dans des cabarets fréquentés par les surréalistes, il prend contact avec le groupe, auquel immédiatement il adhère. Il a entendu la « voix ». Il Découvre que « le merveilleux est toujours beau », que « n’importe quel merveilleux est beau », qu’il n’y a « que le merveilleux qui soit beau ». Et aussi bien que les « mots », pour peu qu’on leur en donne la « liberté », n’arrêtent plus de vouloir « faire l’amour ».
En élisant dès lors la poésie, il adopte le français comme lingua prima de sa poésie. Cela définitivement, même si, une fois, à Mexico, il dérogera pour écrire La Tortuga Ecuestre. Son adhésion au surréalisme – dont portent trace deux numéros du Surréalisme au service de la révolution, le tract La mobilisation contre la Guerre n’est pas la paix et le livre Violette Nozières – ne l’empêche pas de mener une existence marginale. Son grand amour de ces années s’appelle Lev, ou Léon, un ex-cadet du Tsar qu’il a connu dans le milieu russe blanc du Shéhérazade, et de qui, jusqu’au bout, il gardera contre son lit une photo, tirée à Moscou peu de temps avant la révolution. Fin 1933, il passe un long mois à Londres, à attendre qu’appareille le navire de la Marine péruvienne sur lequel il doit retourner dans son pays. Il ne parlera jamais l’anglais, mais conservera de ce séjour un certain goût british, que traduiront dans sa poésie des récurrences, telles « Mulford Lane » ou « Trafalgar Square ».
À Lima, il se lie avec Emilio Adolfo Westphalen, qui vient de publier Las Insulas Extranas. Ensemble ils secouent la torpeur ambiante. En mai 1935, Moro réalise la première exposition proprement surréaliste du continent sud-américain. Comme il a compté avec une amie chilienne, Maria Valencia, en résulte une polémique entre lui et Vicente Huidobro, à l’encontre duquel il lance le pamphlet El Obispo Embotellado. 1936-37 : en compagnie d’E. A. Westphalen et de Mnauel Moreno Jimenez, il diffuse cinq numéros de CADRE, au titre d’un Comité des Amis de la République espagnole.
En mars 1938, en butte aux représailles policières, il joue de ses relations avec l’ambassadeur Moisés Saenz pour émigrer au Mexique. Il restera dix ans dans la capitale de l’ancien Anahuac. Peu après son arrivée, il reçoit André Breton qui est venu rencontrer Trotsky sous l’égide de Diego Rivera. Naît l’idée de tenir une grande exposition internationale du surréalisme à Mexico. Celle-ci ouvrira en janvier 1940, ordonnée à distance Par Breton et montée sur place par Wolfgang Paalen et par Moro, qui écrit la présentation du catalogue. Dès mai 1938, il a rencontré Antonio, qui sera la plus forte passion de sa vie et qui lui inspire La Tortuga Ecuestre, en attendant Lettre d’Amour, la série interrompue des Cartas, etc.
Auprès d’Agustin Lazo, il se remet avec une certaine intensité à la « cuisine » picturale. Il songe à publier La Tortuga, mais finalement opte pour deux publications françaises : le recueil Le Château de Grisou et la susnommée Lettre d’Amour. Il collabore à Dyn, la revue de Paalen ; à El Hijo Prodigo, qu’anime Xavier Villaurrutia. En 1944, la parution du n°4 de VW, que Breton dirige à New York, entraîne son désaccord avec le cours que prend le surréalisme ; un désaccord sur lequel il s’explique, l’année suivante, en fonction des « réserves » qu’il oppose à Arcane 17. Tant qu’il continue à Mexico, le plus important pour lui s’avère l’égrégore qu’y ont constitué des émigrés de diverses origines, tous, à quelque degré, concernés par le surréalisme – Paalen, Alice Rahon, Remedios Varo, Leonora Carrington, Esteban Francés, les Onslow-Ford -, mais aussi des Mexicains comme Lazo et Villaurrutia de la génération de Contemporaneos que le surréalisme n’a pas marquée au premier chef.
En mai 1947, Westphalen lance à Lima le premier numéro de Las Moradas, une revue à laquelle Moro tout de suite collabore : un hommage à Bonnard, un autre à Proust, deux des phares, chacun en son domaine, au fanal desquels, depuis qu’il a balancé le dogme, il éclaire sa lanterne. En avril 1948, Moro quitte Mexico pour rentrer définitivement au Pérou. J’arrive moi-même à Lima en en novembre de cette année. Commence aussitôt notre amitié.
Fin 1949, dans le dernier numéro de Las Moradas, que Westphalen boucle avant de partir pour New York, Moro présente une Anthologie de Pierre Reverdy, « le plus grand des poètes vivants ». Il date de « Lima l’horrible » son seul poème espagnol des dernières années. Il écrit Amour à Mort, qu’il laissera inédit comme presque toute son œuvre. Il doit à Enrique Molina de pouvoir néanmoins publier, en 1954, la plaquette Trafalgar Square.
Mi-1955, le reprend soudain l’envie de peindre. De grands pastels, comme des soleils d’autres mondes, qu’il épingle à mesure sur ses murs. C’est à partir d’eux que, en août 1956, Fernando de Szyzslo et moi organiserons une Exposition-Hommage, dont le produit me permettra d’éditer la poésie et la prose espagnole de Moro, ainsi que sa poésie française de l’ultime période : celle que reprend, avec de légères rectifications le présent volume. Moro était mort, d’une maladie non identifiée, le 10 janvier 1956.
André COYNÉ (Paris, 1990).
(Revue Les Hommes sans Epaules).
Œuvres de César Moro : Le Château de Grisou (Mexico, 1943), Lettre d’Amour (Mexico, 1944), Trafalgar Square (Lima, 1954), La Tortuga Ecuestre (Lima, 1957), Amour à mort (Pari, 1957), Los Anteojos de Azufre (Lima, 1957), La Tortuga ecuestre et y Otros Textos (Caracas, 1976), Couleur de Bas Rêves Tête de Nègre (Lisbonne, 1983), Ces Poèmes (Madrid, 1987), Amour à mort et autres poèmes (La Différence, 1990), Obra Poética Completa, Colección Archivos, édition critique André Coyné, Daniel Lefort, Julio Ortega (CRLA Poitiers/Alción Editora, 2015), Obra Poética completa, 5 volumes, édition de Ricardo Silva-Santisteban, (Sur Libreria Anticuaria/ Academia Peruana de la Lengua, 2016).
Publié(e) dans la revue Les Hommes sans épaules
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DOSSIER : Georges HENEIN, La part de sable de l'esprit frappeur n° 48 |